Le sénégalais Baïdy B. Touré, ingénieur spécialiste senior, après Thales Alenia Space (Cannes), Liebherr Aerospace à Toulouse, Bombardier Aerospace et Mitsubishi Aircraft Corporation, a mis en place avec un compatriote une entreprise en Ingénierie et R&D spécialisée dans le secteur aérospatial et des véhicules à décollage vertical. Ils veulent ouvrir un bureau d’études au Sénégal pour soutenir le développement de la filière aéronautique. La même ambition est déclinée par monsieur Touré à travers sa structure « Institut Sénégalais de l’Aéronautique et du Spatial (ISAS) » qui est une association professionnelle ayant comme objectif la progression et la promotion des sciences et techniques aérospatiales. Monsieur Baïdy B. Touré qui est l’invité du mois d’octobre de votre site Airactu.info, nous livre dans ce premier jet son parcours, le développement de l’aéronautique au Sénégal mais aussi de l’impact Covid.
Mr Touré où en êtes-vous dans vos activités professionnelles, est-ce que vous êtes toujours au Japon au sein de Mitsubishi Aerospace ?
Après avoir passé plusieurs années au Japon, j’avais décidé de revenir à Montréal pour des raisons familiales. J’ai donc quitté le Japon et Mitsubishi Aircraft Corporation pour travailler sur d’autres projets tout en étant un peu plus proche de la famille. Cela dit, on travaille avec Mitsubishi de temps à autre sur certains besoins techniques spécifiques mais en tant que consultant. Ce faisant, depuis Juillet 2020, avec un collègue spécialiste en conception aéronautique (Dr A. Ndoye qui a parcours similaire au mien chez Bombardier, Mitsubishi Aircraft Corporation et qui avait travaillé avec ATR dans le passé), on a lancé une entreprise en Ingénierie et R&D spécialisée dans le secteur aérospatial et des véhicules à décollage vertical. Donc, en parallèle de notre parcours d’ingénieurs en conception, on est également présent dans l’entreprenariat, dans un milieu très concurrentiel certes, mais avec un objectif final de valoriser nos acquis et d’avoir un impact positif dans notre communauté c’est-à-dire des ingénieurs voire des passionnés sénégalais qui évoluent dans le secteur aérospatial. Nos bureaux sont présentement établis à Montréal et on travaille en ce moment avec Airbus Canada notamment sur l’optimisation de l’avion A220 et sur le design du prochain jet d’affaires ACJ A220. Vous allez sans doute voir ce jet d’affaires, un des plus avancés de sa catégorie, sortir des lignes de production dans les prochains mois. Ironie du sort, j’ai sur mon bureau les spécifications à appliquer pour les avions A220 qui seront livrés à Air Sénégal. Donc, nul besoin de dire que je travaillerai très fort pour livrer ses « petits avions sénégalais » sans retard (rires).
Par le biais de notre structure et grâce à nos expériences cumulées chez les grands avionneurs en Europe, en Asie et en Amérique du Nord, on a un partenariat privilégié avec Airbus notamment pour le support-client, aftermarket et surtout pour l’ingénierie avancée.
Parallèlement, on a aussi l’objectif sur le moyen-terme d’ouvrir un bureau d’études au Sénégal pour soutenir le développement de la filière aéronautique et de participer un tant soit peu à l’essor de l’écosystème aérospatial local.
Quel est le parcours de Mr Touré dans ce monde de l’aéronautique ?
Tout d’abord, mon parcours académique est le suivant : après l’école préparatoire scientifique en France, j’ai fait un cursus supérieur en Ingénierie des Systèmes Embarqués/Electronique de Puissance. Puis, pour me concentrer dans ce que j’aimais le plus c’est-à-dire l’Aéronautique et la R&D, j’avais continué mes études pour obtenir un doctorat en Génie Électrique avec comme spécialisation la gestion de l’énergie dans les Avions plus électriques. J’ai voulu mixer le cursus technique avec une ouverture en management/gestionnaire pour étendre un plus mon champ d’expertise. J’ai donc aussi un diplôme additionnel en Integrated Aviation Management de l’université McGill (Canada) ; un diplôme qui se concentre sur des challenges contemporains de l’aviation comme les lois et les réglementations aéronautiques; la gestion des compagnies aériennes et des aéroports; la gestion du fret aérien et des services de navigation ; la sûreté et sécurité; la finance et économie du transport aérien; et aussi la gestion du changement, entre autres. J’espère aussi finir mon MBA à la HEC de Montréal d’ici 2023 si le temps me le permet inchallah.
Du point de vue professionnel, j’ai débuté ma carrière initialement chez Thales Alenia Space (Cannes) comme assistant ingénieur. J’ai eu l’opportunité de travailler sur la conception de satellites de surveillance militaire (Helios2B) pour le compte de la défense française. Une très belle expérience ! Une première en ingénierie qui m’a donné d’ailleurs le goût de me spécialiser dans l’aérospatial. Ensuite, j’ai travaillé avec Liebherr Aerospace à Toulouse (une entreprise germano-française et fournisseur de premier rang) très largement présent dans l’aviation civile et militaire mondiale. Elle conçoit les systèmes de dégivrage des ails (anti-ice system), d’air de pressurisation (bleed air and environmental control system), des volets hypersustentateurs (high lift system), des trains d’atterrissage (landing gear system), entre autres. Durant ces années, j’ai collaboré avec plusieurs avionneurs sur divers programmes d’avions tels que (B747-8, A380, A320neo, A400M, CRJ700/900, Irkut SS100, Rafael Advanced Defense Systems…) et d’autres projets de R&D tels que : NASA anti-ice system project, More Electric Aircraft, CleanSky, entre autres. Cette période dans mon parcours m’a donné la chance de connaître beaucoup d’aspects liés à la conception et l’intégration des systèmes en Aéronautique. J’y ai, d’ailleurs, consacré le sujet de mon doctorat que j’ai obtenu avec le soutien de Liebherr Aerospace Toulouse et d’autres laboratoires de Toulouse et de Grenoble.
J’ai ensuite été approché par Bombardier Aerospace en 2011, pour travailler dans la conception de leur business jet Global 7500 et la CSeries qui est devenue l’A220. Ce fut une excellente opportunité professionnelle mais aussi personnelle. J’ai eu l’occasion de travailler avec de très grands experts dans le domaine mais aussi de profiter de la vaste expérience de Bombardier dans le domaine de la conception et l’homologation des avions d’affaires et régionaux mais surtout comme la CSeries qui reste l’un des avions les plus avancés de sa catégorie du point de vue technologie. Cela dit, l’expérience la plus complète du point vue conception a été celle que j’ai eue avec Mitsubishi Aircraft Corporation. En effet, en 2016, Mitsubishi a fait appel un certain nombre de spécialistes dans le monde pour l’aider à finir son avion régional M90. Il s’agit du même type d’avion que les CRJ900 de Bombardier. Cependant, le Japon qui avait commencé le design depuis 2008 n’arrivait pas à finir le projet, car il manquait fondamentalement d’expériences pour concevoir et certifier ce type d’avion. J’ai donc été contacté par Mitsubishi pour participer à ce projet très challengeant à bien des égards. J’ai dû me relocaliser pour y vivre et y travailler pendant quatre années en tant que responsable (engineering manager) de la certification électromagnétique de l’avion M90.
Pour synthétiser, je dirais que cela résume mon parcours dans le domaine de l’aérospatial. Vous l’aurez sans doute deviné, mon background est en ingénierie avec des expériences aussi bien dans la conception que dans la certification (homologation FAA/EASA/TCCA/JCAB Part 25 avec des rôles successifs comme ingénieur conception, ingénieur produit et développement, ingénieur R&D, ingénieur sénior, manager technique et plus récemment entrepreneur/directeur ingénierie.
Est-ce que votre structure la « Senegalese Aeronautics and Space Institute » existe toujours ?
Ah oui, la structure « Institut Sénégalais de l’Aéronautique et du Spatial (ISAS) » qui est en quelque sorte une association professionnelle ayant comme objectif la progression et la promotion des sciences et techniques aérospatiales, existe bien ! Elle fait son petit bonhomme de chemin. On est en train de travailler en ce moment avec des partenaires pour obtenir des locaux physiques à Dakar. Les aspects administratifs avec les institutions gouvernementales sont en phase d’être complétés. Au passage, on est aussi à la recherche de membres/passionnés/experts additionnels pour soutenir le développement du concept car je reste très confiant que cette structure, à travers sa mission, est nécessaire pour servir le Sénégal. Rappelons que l’Institution s’est donné comme mandat de:
– Rassembler des personnes physiques et morales concernées par les sciences et techniques de l’Aéronautique et de l’Astronautique, pour des raisons professionnelles ou pour des raisons personnelles de curiosité, de culture, de passion ;
– Distinguer parmi ses membres les meilleurs spécialistes au niveau international ;
– Favoriser des contacts fréquents avec d’autres membres, dans sa spécialité ou hors de sa spécialité, tout particulièrement pour les plus jeunes ;
– Développer une importante source d’informations spécialisées ;
– Constituer une tribune qui permette à ses membres de faire connaître leur point de vue et leurs travaux ;
– Représenter l’ensemble de ses membres auprès d’autres sociétés scientifiques et techniques françaises ou étrangères, auprès des fédérations aérospatiales.
Par les moyens d’expression offerts à ses membres, qu’ils soient ingénieurs, techniciens, chercheurs ou étudiants, l’ISAS leur permet de faire connaître leurs travaux, leurs points de vue, leurs productions ou leurs aspirations.
Quels enseignements le secteur aéronautique africain doit tirer de l’impact de la pandémie de Covid-19 ?
Je pense la pandémie a montré deux choses : la vulnérabilité des paradigmes actuels (principalement dans l’aviation commerciale) et aussi l’importance de la résilience qui doit être de mise dans les prochaines mesures de relance. Je pense que ce n’est plus la peine de démontrer à quel point l’écosystème de la mondialisation, au centre duquel se trouve l’aviation, est fragile. La crise actuelle rappelle la nécessité de penser en profondeur la résilience – c’est-à-dire préparer le secteur à ce qu’il puisse retrouver ses fonctionnalités et même à les améliorer après avoir été soumis à une perturbation. Pour le secteur aéronautique africain, la relance doit être ambitieuse, audacieuse et tournée vers l’action. A mon avis, le secteur devrait :
Faire le nécessaire pari du collectif et de la collaboration
Promouvoir des investissements publics bien ciblés pour une relance rapide et inclusive
Promouvoir l’investissement privé
Investir dans le capital humain
Investir et promouvoir les technologies et tendances de l’aviation du futur (Connectivité, intelligence artificielle, aviation électrique, etc.)
Comme je l’avais souligné dans l’ouvrage « L’industrie aéronautique: enjeux et opportunités pour le Sénégal », la post-pandémie est le meilleur moment pour adopter un « Plan Marshall » pour le secteur aérien africain. Et il ne faudrait surtout pas se tromper sur l’objectif, une relance résiliente qui s’inscrirait
dans le long terme ne pourra se faire sans une politique concertée à l’échelle du continent.
L’aéronautique est un secteur pourvoyeur d’emplois et une base pour le développement d’un pays. Pourquoi le Sénégal ou le continent africain de façon générale tarde à tirer des bénéfices d’un tel secteur ?
Je dirais pour que l’on puisse bénéficier d’une telle industrie, il faut d’abord qu’on ait un véritable et dynamique écosystème aérospatial. Et comme vous le savez, l’essor d’un écosystème aérospatial ne se décrète pas ! Son développement repose sur plusieurs éléments très complexes. Parfois, son aboutissement s’inscrit dans des perspectives de long terme. Il est même indéniable de dire que créer un écosystème aérospatial pérenne fait partie des projets les plus ardus mais gratifiants qui puissent être réalisés par un État quel qu’il soit.
Le secteur aéronautique ne se transforme pas de manière isolée. Il faut une combinaison de plusieurs facteurs à la fois endogènes et exogènes. De prime à bord, l’essor d’une telle industrie doit provenir d’une volonté initiée par les hautes instances décisionnelles du gouvernement qui sont, avant tout, responsables d’établir la vision socio-économique et industrielle du pays. Cette volonté ainsi que les actions initiales mises en place sont les premiers indicateurs de concrétisation. Prenons l’exemple de la France et plus précisément région de Toulouse qui, aujourd’hui, est l’un des hubs les plus dynamiques du monde aéronautique. En effet, suite aux mouvements d’externalisation et de délocalisations intensives des activités de Paris vers les agglomérations de provinces dans les années 1960, la région toulousaine en avait profité pour développer ses ambitions pour l’aéronautique. Cette vision vit le jour, coïncidant aussi avec le déménagement de l’école SUP’AERO vers Toulouse et à travers la mise en place de formations orientées vers l’aéronautique comme l’école d’ingénieurs, des instituts et des lycées techniques spécialisés dans ce domaine. Ensuite, une politique industrielle volontariste, combinée avec une stratégie d’aménagement territoriale efficace, ont favorisé l’essor d’un écosystème toulousain dynamique et ancré autour d’activités industrielles dédiées à l’aéronautique. Le potentiel scientifique de Toulouse –et plus largement de la région de Midi-Pyrénées (devenue Occitanie)- a été décisif dans cette construction territoriale.
L’industrie du transport aérien engage une multitude de parties prenantes (compagnies aériennes, aéroports, personnel navigant et technique, ingénieurs, étudiants, chercheurs, politiques, gestionnaires, lobbyistes, etc.) constituant ainsi un ensemble multidimensionnel qui ne peut se satisfaire d’une logique cartésienne. On serait même tenté de la comparer à une logique systémique similaire à la modélisation de James Reason dans la mesure où les investissements injectés dans le secteur doivent coïncider avec le développement d’infrastructures, de politiques structurantes efficientes et de compagnies aériennes de qualité. Le terme infrastructure doit être compris ici au sens Porter du terme c’est-à-dire qu’il s’agit d’un ensemble qui englobe les déterminants incontournables conditionnant l’efficience de l’environnement des affaires. Il est évident que l’environnement des affaires et l’attractivité d’une région donnée reposent sur la qualité des infrastructures susmentionnées. Toutefois, le renforcement des facteurs d’attractivité n’est pas suffisant en soi pour bien se positionner dans la chaine de valeur aéronautique mondiale. Cela exige, d’autre part, une meilleure convergence des différentes politiques sectorielles concernées. La consolidation d’une offre logistique performante et compétitive, la disponibilité de main d’œuvre qualifiée, la mobilisation des ressources financières nécessaires ou encore la diversification des aides publiques constituent quelques prérequis incontournables pour répondre aux besoins dudit secteur.
Jusqu’à présent le continent africain ne profite pas assez dette filière. Je pense qu’il faut se dire que quand les règles du jeu existantes empêchent la pleine réalisation d’un potentiel particulier, il est nécessaire d’instaurer un nouvel ensemble de normes et de paradigmes. C’est là où le leadership transformationnel est pleinement attendu pour exprimer ses aptitudes de manière intrépide et améliorer la performance organisationnelle et individuelle. Il doit également faire en sorte que les individus puissent transcender leurs intérêts personnels et transformer leurs croyances, leurs besoins ainsi que leurs valeurs au nom d’une vision collective. Cette vision forte, claire tournée vers le futur, privilégie l’innovation, la créativité et l’amélioration continue du tissu industriel. Les solutions que je verrais s’articuleraient autour de quatre volets : l’attractivité, la formation, un modèle d’affaires stratégique et les clusters d’innovations.
Donc, l’État du Sénégal devrait avoir une vision volontariste, intrépide et s’impliquer fortement pour soutenir et réguler l’industrie aéronautique dans sa première phase d’existence. Cette implication doit aussi se présenter comme un processus progressive et dynamique étant donné qu’elle doit refléter les aspirations de tout un peuple.
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