Hub aérien du Sénégal : L’ingénieur spécialiste senior Baïdy B. Touré explique les conditions de sa réalisation et fixe la vision pour les dix prochaines années

Publié le 7 Oct, 2021

Dans ce deuxième et dernier jet de son entretien avec Airactu.info, Baïdy B. Touré nous donne les tenants et aboutissants d’un hub aérien qui est au cœur des débats sur le transport aérien au Sénégal. Les ambitions d’Air Sénégal, la possibilité de voir le premier avion sortir d’une usine en Afrique sont autant de sujets abordés par monsieur Touré qui annonce en exclusivité pour Airactu.info son deuxième livre qui sera intitulé : « La quatrième révolution industrielle de l’industrie aéronautique ». Entretien !!!

Le Sénégal ambitionne de devenir le premier hub aérien et touristique de l’Afrique de l’ouest en passant par sa stratégie hub aérien et touristique 2021-2025. Cela à travers des projets (aéroports, compagnie aérienne nationale, centre de maintenance, école de formation). Est-ce que ce sont les projets qui font d’un pays un hub aérien ?

D’abord, il faut définir ce que l’on entend par hub aérien. Le mot est, en effet, inspiré du terme anglophone « hub-and-spoke ». Par définition, il s’agit de la mise en œuvre d’une plateforme (infrastructure physique) de gestion du flux de passagers et de marchandises basée sur réseau en étoile de correspondances. Autrement dit, c’est un grand centre de distribution de passagers et de marchandises. Il permet de mettre en place des vols long-courriers avec de gros aéronefs et ensuite de rediriger les passagers vers des destinations secondaires avec de plus petits appareils. Cette méthodologie permet ainsi aux transporteurs de réaliser une économie d’échelle en rationalisant les services  offerts à l’aéroport. Des hubs, il en existe sous différentes tailles du mini-hub jusqu’au méga-hub comme les hubs américains (Atlanta, Chicago, LA), ou européens (Paris-Charles de Gaulle, Heathrow, etc.) ou asiatiques (Dehli, Shanghai, Beijing, Narita).

N’importe quel aéroport, même si son trafic n’est pas important, peut fonctionner en tant que hub, si une compagnie aérienne particulière décide de l’utiliser comme point d’interconnexion pour différentes liaisons aériennes. Sans des compagnies qui misent sur ce modèle, un aéroport, malgré tous ses efforts, restera toujours un aéroport conventionnel, proposant des services intégrés. Donc, le fait de devenir une plateforme aéroportuaire ou pas ne dépend pas de l’aéroport ou des politiques locales.

Les facteurs qui font qu’un aéroport/une région devienne un hub, c’est d’abord son emplacement géographique adapté ensuite les conditions favorables mises en place pour soutenir et développer les activités des compagnies aériennes.

Ce qui signifie donc pour les compagnies aériennes : des possibilités de mener des activités commerciales rentables; des structures de financements accessibles, des infrastructures et des services de qualité, une stabilité sociale, un allègement des formalités, et surtout un capital humain disponible et bon marché, entre autres. Maintenant, le Sénégal est effectivement bien parti. En tout cas, il a tous les atouts pour s’ériger en véritable hub aéroportuaire de la sous-région dans les prochaines années notamment avec ses projets d’aéroport (AIBD), une compagnie nationale à vocation internationale, des compagnies petites tailles pour compléter le maillage intérieur, des infrastructures de qualité (autoroutes, transport ferroviaire (TER), ponts, échangeurs, réseau de bus, de taxis, réseau d’hébergement) et surtout le capital humain avec la mise en place de centre de formations spécialisées dans les métiers de l’aviation (techniciens, ingénieurs, financiers, gestionnaires, recherche et développement, etc.). Il faut également la mise en place des « watchdogs » pour assurer une culture de la sécurité et la sûreté indissociable avec le développement de l’industrie aéronautique. L’effort entamé par le Sénégal, doit être soutenu mais aussi découplé de la politique politicienne. Notre vision des choses devrait être axée sur les dix prochaines années. Il ne faut pas s’empresser dans l’exécution. Les résultats ne pourront pas venir avant. Cela tombe bien, d’ailleurs, car les prévisions en 2035 tablent sur un dédoublement  du nombre d’aéronefs en service présentement. Les aéroports pourront donc saisir cette opportunité de croissance car la demande sera là et le hub aérien sénégalais aura une véritable chance de mesurer ses performances.

Vous savez, dans le secteur aérien, les intérêts sont définis en termes de structures de bénéfices à la manière du « dilemme du prisonnier ». Pour subsister, il faut avoir une offre la plus efficace possible et étendre son empreinte le maximum possible. Autrement dit, il faut avoir la capacité de trouver l’équilibre de Nash dans un marché très coercitif. Air Sénégal devrait étudier et mettre en œuvre toutes les formes de stratégies, de coopérations commerciales et techniques possibles (code-sharing, exploitation conjointe, alliances et fusions) à même de lui procurer des économies d’échelles, de développer ses réseaux de lignes afin d’augmenter leur crédibilité auprès des bailleurs de fonds et des investisseurs. Par exemple, des partenariats privilégiés ou des joint – ventures, entre Air Sénégal, Air Cote d’Ivoire, Rwandair, South African Airlines et Air Mauritius seraient des choix judicieux pour lutter à armes égales contre le groupe Air France – KLM en Afrique de l’Ouest ou American Airlines qui avait signé en 2019 un code-share avec Royal Air Maroc pour les lignes transatlantiques reliant Casablanca et Miami, New York, Washington, ou encore vers Abidjan, Accra, Lagos, Luanda et Monrovia.

Ces partenaires intra – africains qu’Air Sénégal mettrait éventuellement en place, pourront partager leurs codes dans les différentes capitales africaines, européennes, d’Amériques et d’Asie voire d’aller, in fine, vers la mise en place d’une compagnie arienne panafricaine ; une Air AFRIQUE 2.0 qui saurait non seulement apprendre des erreurs du passé mais aussi assurer au transport aérien africain une place privilégiée au sein de la géographie mondiale des grandes compagnies internationales.

Selon vous, quelle est la stratégie commerciale et technique à adopter par Air Sénégal pour réussir l’ouverture de sa ligne en Amérique du Nord ?

Je pense qu’avec l’ouverture de cette nouvelle ligne qu’Air Sénégal reste cohérent avec ses ambitions de départ à savoir jouer dans la cour des grands dès sa création en 2016. Ce qui est très encouragement. C’est un marché très difficile, cela va de soi. Certaines compagnies aériennes africaines ont bien essayé mais ont fini par abandonner et par diminuer la fréquence des vols. Je pense notamment à South African Airways (SAA) sur l’axe Dakar-Washington, deux vols/semaine, du fait que cela n’était pas rentable. Kenya Airways qui avait réduit ses fréquences sur Nairobo  -NY du fait que cela n’était pas assez lucratif pour eux. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas essayer. Mais il faut éviter de le faire uniquement pour satisfaire une pseudo « fierté nationale » comme le disait le CEO Kenya Airways. Mais il faudrait plutôt lancer cette destination sur la base d’un business plan bien solide, tenable et durable.  Je pense qu’il faut être ambitieux comme le fait Air Sénégal même si je reste convaincu qu’on devrait plutôt réussir d’abord le maillage sous régional avant d’attaquer le marché nord-américain (agir local et penser global). 

Cela dit, il me semble qu’Air Sénégal exploite cette destination sous wet lease. Techniquement, cela veut dire qu’Air Sénégal loue un avion de type A330-900neo avec équipage immatriculé ailleurs, en Malte (Europe) en l’occurrence auprès de l’opérateur Hi-Fly Malta. Ce qui est totalement compréhensible et pertinent car le Sénégal n’a pas encore obtenu la cote de sécurité FAA de catégorie 1 qui lui permet d’opérer aux US avec des avions immatriculés localement avec l’ANACIM. Techniquement, c’est la bonne option.

Du point de potentiel, Delta effectue 2 vols hebdomadaires entre New York et Dakar. Cela veut dire qu’il existe donc une certaine demande pour des vols directs entre les États-Unis et Dakar. L’axe choisi Dakar (DSS) -> New York (JFK) ->Baltimore(BWI) et Baltimore(BWI)>NY(JFK) ->Dakar(DSS) est aussi relativement pertinent notamment pour transportee la communauté sénégalaise vivant aux US. Mais on rate un peu je pense le potentiel que présente les autres nationalités voire américains qui veulent transiter localement du fait du lay-over un peu long. Peut-être, on pourrait suggérer une optimisation de ce triangle. Mais je suppose la direction de Air Sénégal a mis sur la table toutes les options avant de proposer cette approche. Rivaliser avec Delta ne sera pas une mince affaire. D’ailleurs, United a préféré desservir Accra et Lagos sur une base de 3 vols/semaine et aucun vol direct sur Dakar. Donc, même si le potentiel est là, seul le maillage sous régional que les autres joueurs comme Delta ne peuvent pas effecteur, pourrait aider Air Sénégal de tirer son épingle du jeu.

Je pense que si Air Sénégal arrive à créer un réseau de routes suffisamment dense dans la sous-région, l’axe commercial pourrait peut-être bien fonctionner via le trafic de correspondances, ce qui est le rôle d’un hub soit dit en passant. Il faudrait aussi un appui financier continu du gouvernement sénégalais car ce ne sera pas facile. Cela demande une constance, une cohérence, un très bon service (expérience-client) et une vision solide de la direction.

 Le Chef de l’Etat Macky Sall a dit son ambition de faire d’Air Sénégal, une grande compagnie comme Ethiopian Airlines. Selon vous sur quels leviers, on doit jouer pour l’atteinte d’un tel objectif ?

C’est une ambition noble de la part du président. Il faudrait la traduire en actions.

En Afrique sub – saharienne, l’Afrique de l’Ouest est l’une des régions qui suscite le plus grand intérêt en ce moment même si on en parle moins dans les fils médiatiques communs. En effet, cette région représente non seulement près de 17% du trafic aérien africain mais en plus, le marché devrait connaître une croissance moyenne de plus de 8% par an au cours des 20 prochaines années et doubler de taille chaque décennie à l’instar de l’Afrique de l’Est et du Sud. Les retombées pour ces pays dont le Sénégal, s’avèrent donc phénoménales et les opportunités d’affaires fort attrayantes. Le challenge reste de savoir comment les saisir en mettant en œuvre une véritable offre aéronautique “sénégalaise ».

Vous savez dès fois les compagnies aériennes prospèrent parce qu’elles sont soutenues par le pays en entier y compris les gouvernements et les populations. Donc, un premier levier est le support sans conditions du gouvernement et de ses dérivés. Ensuite, l’efficacité opérationnelle appuyée par un accès privilégié aux sources de financements est la clé de cette ambition à mon avis. Établir les bonnes alliances permettrait aussi d’augmenter l’empreinte internationale de la compagnie comme je l’ai mentionné un peu plus haut. Un autre levier pour Air Sénégal, serait également de développer et d’investir dans des activités annexes et complémentaires comme la maintenance, la formation, les compagnies moyennes/charters, hôtellerie, etc.).

Vous êtes dans la conception des avions. Est-ce qu’il existe une spécificité pour les compagnies aériennes du continent africain sur l’acquisition d’avions ?

À ce que je sache, je dirais qu’il existe un problème largement partagé d’ailleurs par les compagnies africaines même si on peut noter de l’amélioration depuis quelques années. Il s’agit du modèle d’avion qu’elles se procurent pour leurs opérations commerciales. Il s’agit d’un problème peu identifié et extrêmement paralysant pour les compagnies aériennes africaines : l’inadéquation des modèles d’avions en exploitation. En effet, selon une étude publiée par le magazine AviationWeek, « 85% des vols en Afrique partent avec moins de 120 passagers à bord. Plus de 70% des liaisons intra-africaines sont en moyenne desservies avec moins d’un vol par jour ». Il est donc clair qu’il y a un problème fondamental dans le choix des flottes d’avions. Le dimensionnement correct est la clé d’une exploitation efficace pour que les compagnies aériennes africaines puissent rentabiliser leurs flottes.

La plupart des compagnies aériennes africaines devraient donc recourir à des jets multi-segments. Ces jets multi-segments sont plus à même de couvrir convenablement les besoins en alliant efficacité, taux de remplissage et rentabilité.

Pour une compagnie aérienne, quand il vient le moment de choisir sa flotte d’avions, une compréhension approfondie des performances des aéronefs et du secteur du financement est essentielle, étant donné que la principale source de revenus vient de l’exploitation de sa flotte. Il faut, non seulement procéder selon des évaluations personnalisées, mais aussi il faut avoir les yeux sur ce qui se passera dans le secteur dans les prochaines années. L’évaluation du type d’aéronef, la gestion de la flotte, l’adéquation de la capacité – demande et le mode financement (achat ou leasing) sont des facteurs essentiels pour le succès de la compagnie aérienne.

Pour la conception et la construction d’avions sur le continent, les rares projets sont des délocalisations des grands industriels en Afrique. Quelle est la démarche à suivre pour voir demain un appareil naître en Afrique ? 

Je pense qu’il faut une démarche incrémentale avec une vision d’ici une vingtaine d’années pour voir le premier appareil de transport commercial purement africain homologable selon les standards de la FAA ou de l’EASA. D’abord, on essaie d’asseoir un écosystème aérospatial dynamique et pérenne. Cela commence par la sous-traitance de capacité et/ou de spécialité voire de la sous-traitance marché pour le compte des grands donneurs d’ordres de l’industrie aéronautique mondiale. Et sur le long terme, une fois les bases de l’industrie assimilées, le Sénégal pourrait envisager de produire des pièces ou des systèmes pour tel ou tel type d’aéronef. Je verrais bien, la filière aérospatiale sénégalaise, à l’horizon 2040, initier un projet panafricain d’avion léger ou de jet régional capable de concurrencer les modèles du type CR900 ou E190-E2 voire l’actuel A220 qui seront presqu’en fin de vie. Ce projet très ambitieux, collaboratif, auquel participerait un certain nombre de pays africains comme le cas des avions d’Airbus conçus avec la contribution collective de la France, de l’Italie, de l’Espagne, de l’Allemagne et du Royaume-Uni, marquerait une immense avancée du continent pour recouvrer son retard technologique dans le secteur de l’aéronautique.

Il faut miser sur le capital humain, le leadership, l’innovation, la vision et la bonne gouvernance économique.

Après votre livre « L’industrie aéronautique: enjeux et opportunités pour le Sénégal ». Y  a-t-il un autre projet de livre en cours ?

Oui, il y a un deuxième essai qui sera publié en mi-2022. Il s’intitulera « la quatrième révolution industrielle de l’industrie aéronautique ». Voilà vous avez l’exclusivité ! Rires.

Je remercie l’équipe d’AirActu pour l’interview. Cela a été un réel plaisir de partager certaines opinions avec vous. J’avoue que vos questions ont été d’une pertinence avérée et viennent à point nommé eu égard à ce qui se passe dans le secteur aéronautique sénégalais voire africain. J’ose espérer que les éléments de réponse apportés ont été à la hauteur de vos attentes et à celle de votre lectorat.

J’en profite aussi pour féliciter toute l’équipe AirActu du travail original que vous faites pour distiller les dernières actualités sur le secteur du transport aérien. Merci de continuer de nous tenir en haleine !

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